Société

Les combats de coqs, bien plus qu'un jeu d'argent

Les combats de coqs, aujourd’hui contrôlés

Fût un temps où il était peu probable, lors d’un séjour à Bali, de ne pas avoir l’opportunité d’assister à un combat de coqs. Ils étaient fréquents et chaque village en organisait. Depuis 2005 ils ne peuvent de par la loi qu’avoir lieu lors de certaines importantes festivités religieuses, et cela encore que de manière très contrôlée.

Mais dans les montagnes, les Balinais les plus traditionnels résistent et il arrive souvent que l’on tombe sur un combat de coq « illicite », un grand nombre de motos garées au bord de la route en signalant généralement la présence.

De l’argent oui, mais bien plus encore

Si l’on décide d’aller y voir de plus près, on le fait timidement. Peut-être de peur de découvrir une facette moins « glorieuse » de la culture balinaise, un aspect plus sauvage, loin du raffinement des cérémonies et des danses, mais néanmoins curieux d’assister enfin à ce spectacle pour qui les Balinais se passionnent, eux qui consacrent une partie de leur temps assis devant leur maison à cajoler leurs coqs. Mais les apparences peuvent s’avérer trompeuses. Autour et dans l’arène de combat, dans la chaleur, la poussière et l’odeur du sang, au milieu des cris et des gesticulations, dans tout ce désordre apparent se joue beaucoup plus que de l’argent.

Le déroulement des combats de coqs

1. Le choix des adversaires

Le combat (tetadjen ou sabungan) se déroule dans une arène carrée d’environ cinquante pieds de coté, soit un peu plus de six mètres. Un programme se compose de neuf ou dix matches (sehet). Il n’y a pas d’ « affiche », tous les matches se déroulent de la même manière. Entre deux matches, une dizaine d’hommes pénètrent dans l’arène. Chacun porte un coq et part à la recherche de l’adversaire idéal. Toute cette phase se déroule le plus discrètement possible, à demie voix, calmement et indirectement. Une atmosphère de dissimulation imprègne les lieux où viennent de se dérouler un combat sanglant, et où l’on prépare le suivant. Une fois les deux prochains adversaires déterminés, on attache à chaque coq son éperon (tadji). Leur longueur peut varier de dix à douze centimètres. Leur fixation requiert un savoir faire particulier, et chaque village ne compte que cinq à six éperoniers.

2. L’affrontement

L’homme qui attache les éperons est également celui qui les fournit, et si le coq qu’il équipe est vainqueur, le propriétaire lui donne la patte à éperon du vaincu. Les éperons baignent dans une vaste tradition. Ils ne sont aiguisés que les nuits de pleine lune, ou au moment des éclipses. Ils doivent aussi être dérobés aux regards des femmes. Les deux coqs armés, on les mets face à face au milieu de l’arène. Les deux hommes qui les manipulent (pengangkeb) ne sont pas forcément les propriétaires. On place alors une noix de coco percée d’un trou dans un seau d’eau. Le laps de temps nécessaire à ce qu’elle coule (environ vingt secondes) est ponctué au début et à la fin par un coup de gong. Il marque également une période où les manipulateurs n’ont pas le droit de toucher aux coqs. Si les animaux ne se sont pas affrontés au cours de cette période, on les reprend en main. Ce « coaching » comprend des stimulations variées, on fait gonfler leurs plumes, on étire leurs ailes, on les insulte. Puis on les remet au milieu de l’arène et le processus recommence. S’ils refusent toujours de se battre, on a recourt à une cage en osier dans laquelle on place les deux protagonistes, et d’habitude ils engagent alors la bataille.

3. L’arbitrage

A partir du moment où un coup décisif semble avoir été porté par un des coqs, son manipulateur le saisit aussitôt pour lui éviter un coup en retour. Sans quoi le match finirait dans une entretuerie où les deux coqs s’étriperaient dans un corps à corps final. Les coqs sont dans les mains de leurs manipulateurs. Par trois fois on met la noix de coco dans le seau, après quoi on remet les coqs sur pattes. Il faut que celui qui ait donné le coup puisse tenir debout. Auparavant, le manipulateur du coq blessé a frénétiquement travaillé sa bête. En effet, la règle est limpide: si un coq peut marcher, il peut combattre, et donc tuer. L’important est de savoir lequel va mourir en premier. Toutes ces règles et la prodigieuse minutie qui les accompagne sont couchées sur des feuilles de palmier (lontal), manuscrits transmis de génération en génération, éléments de la tradition générale des villages, tant juridique que culturelle. Lors d’un combat, l’arbitre – l’homme à la noix de coco (saja kommong, djuru kembar) – est chargé de faire appliquer ses règlements, et son autorité est absolue et incontestée. Seuls remplissent ces fonctions des citoyens extrêmement solides et dignes de confiance mais aussi, vu la complexité du code, supérieurement instruits. Ils sont en fait à la fois juges, rois, prêtres et agents de police. Sous sa direction, la fureur du combat reste dans des limites civiques et légales.

4. Les paris

Deux sortes de paris ont court durant le combat de coqs. Le premier, le pari singulier (toh kentengah) correspond à l’axe central formé par les deux principaux adversaires. C’est un pari en grand, collectif, qui englobe des coalitions de parieurs groupés derrière le propriétaire. Les membres de la coalition et l’arbitre l’arrangent avec calme et réflexion. Il est officiel et enserré lui aussi dans tout un réseau de règles. Les parieurs sont les deux propriétaires, l’arbitre y joue le rôle de surveillant et de témoin publique. Le deuxième correspond à la nuée de paris fais par les spectateurs autour de l’arène (toh kesasi). C’est un pari en petit, individuel, qui s’engage d’homme à homme. Les excités du pourtour le crient sur un coup de tête, c’est une offre publique avec accueil public. Le donneur, qui sollicite le pari, signalera l’importance de sa mise en tenant un certain nombre de doigts écartés devant son visage, et en les agitant vigoureusement. Si le preneur, qui est sollicité, fait une réponse assortie, le pari est tenu. Sinon, les regards se quittent et reprennent la recherche. Au moment où les manipulateurs vont lâcher les coqs, la clameur prend une ampleur presque frénétique: ceux qui n’ont pas encore parié cherchent désespérément un partenaire de dernière minute, pour une mise acceptable. Puis c’est le calme soudain au moment où le combat s’engage. A la fin (de quinze secondes à cinq minutes après), toutes les mises sont immédiatement payées. Les Balinais tâchent de créer un combat intéressant, « profond », en fixant un enjeu central aussi fort que possible. Ainsi, les coqs en présence seront les meilleurs et les mieux assortis, et l’issue du combat très incertaine. Le pari central apparaît comme un mécanisme pour créer des matches « sérieux ».

Identification des hommes à leur coq

Voila en ce qui concerne le déroulement d’un combat. Jusque là, ce dernier consiste toujours en un jeu d’argent basé sur un duel entre deux volailles. Pourtant c’est en apparence seulement que des coqs se battent ici. En réalité, ce sont des hommes. Psychologiquement, les hommes s’identifient profondément à leurs coqs. Il est clair que le coq est un symbole masculin très fort. Le combat de coq est aussi une des seules activités publiques strictement masculine, où la femme n’a pas sa place. Les procès, les guerres, les luttes politiques, les litiges d’héritages, les disputes dans la rue, tout ceci est décrit en termes emprunts aux combat de coqs. L’île de Bali elle-même est figurée par ses habitants comme un petit coq fier et plein d’assurance, le coup tendu et la queue en l’air, défiant éternellement la grande et informe Java. L’intimité des coqs et des hommes est réelle, les Balinais consacrant un temps infini à toucher, caresser, nourrir, comparer leurs protégés. C’est là l’expression de ce que les Balinais considèrent comme le renversement de l’humaine condition : l’animalité.

Les Balinais ont les animaux en aversion

Les Balinais sont profondément écœurés devant tout comportement pouvant rappeler l’animal ( la bestialité était dans le passé punie par une mort par noyade! ). Le rite principal de la puberté n’est-il pas le limage des dents, afin qu’elles ne ressemblent pas à des crocs? Bref, à l’exception des coqs, les Balinais ont les animaux en aversion. Et le combat de coqs est à voir en premier lieu comme un sacrifice sanglant offert aux démons pour apaiser leur appétit. On ne peut organiser une grande fête au temple sans avoir monté un combat. Il est un drame sanglant où la haine, la cruauté, la violence et la mort témoignent de l’opposition entre l’homme et la bête, le bien et le mal, la puissance créatrice de la masculinité face à celle destructrice de l’animalité. Parallèlement, il se joue dans les parties sérieuses beaucoup plus qu’un simple gain d’argent. C’est l’estime, l’honneur, la dignité, le respect, en un mot la position sociale qui est en jeu. Certes, cet enjeu n’est que symbolique, car nul ne voit sa position réellement évoluer par l’issue du combat, mais elle est momentanément affirmée ou bafouée. Et c’est justement parce que l’argent est très important dans cette société que plus on en risque, plus on risque beaucoup d’autres choses (amour-propre, sang-froid, fierté masculine). Pour le véritable homme de coq, les citoyens solides, pivots de la vie locale (en fait ceux qui livrent les grands combats), ce qui se passe dans l’arène est plus une affaire d’honneur qu’une affaire d’argent parié au hasard. Et le prestige, qui pour un instant se joue ici, la nécessité de l’affirmer, de le défendre et d’en jouir est une des principale force motrice de cette société. En conséquence, le système des paris est très codifié symboliquement. Dans la pratique, un homme ne parie jamais contre un coq dont le possesseur est membre de sa parenté.

Des matchs pour ressouder les villages

La grande majorité des parieurs qui s’excitent en criant des mises sont en train d’ exprimer leur fidélité à un parent. De la même manière, vous soutiendrez un groupe allié contre un groupe non-allié, voire le champion du village lors d’un match « régional ». Ces matches ont pour effet de ressouder le village, dont les différentes factions se seraient volontiers opposées en cas de confrontation interne. Au niveau individuel, les gens qui sont en relation d’hostilité officielle et déclarée (puik) miseront très gros l’un contre l’autre. C’est une attaque directe et ouverte contre la virilité de l’adversaire, contre une assise profonde de son prestige. Il existe, dans le même ordre d’idée, un mot particulier pour designer le pari à contre-courant, qu’on peut traduire par « pardonnez-moi » (mpura). Plus l’enjeu du pari central est élevé, et plus vous répétez ce pari, plus vous risquez d’aboutir à la rupture sociale. Le puik commence souvent à s’exprimer dans un pari au « pardonnez-moi » (qui n’en est jamais la cause). En cas de combat vraiment épineux, où votre choix doit forcément se faire au détriment de quelqu’un que vous êtes tenu de soutenir, allez donc boire un café. Mais prenez garde: vous êtes généralement poussé à parier, pour montrer non seulement que vous êtes important, mais aussi que vous ne l’êtes pas au point de trouver les autres indignes de parier avec vous ou d’êtres vos rivaux.

En résumé, plus un match est …

  • Une affaire entre position sociale sensiblement égales ou entre ennemis personnels
  • Une affaire entre personnes dont la position sociale est élevée … plus le match est sérieux.
  • Plus le match est sérieux…
  • Plus forte sera l’identification du coq et de l’homme.
  • Plus les coqs seront de qualité et bien assortis.
  • Plus vive sera l’émotion provoquée.
  • Plus élevée sera la mise des paris au centre comme à l’extérieur.
  • Moins il sera question de voir le jeu d’argent sous l’angle économique, plus ce sera une affaire de “position”, et plus les joueurs seront des citoyens solides et respectés.

Le combat de coqs n’a pas pour fonction d’apaiser ou d’attiser les tensions sociales. Mais il permet de les afficher à la vue de tous. C’est un des seuls moments ou l’alus balinais (leur coté timide, réservé jusqu’à la hantise de tout conflit ouvert) disparaît totalement. Le combat dans l’arène ne traduit pas la manière dont les choses se passent entre les hommes, mais plus certainement la manière dont elles se passent en imagination. Ce dont le combat de coqs nous parle, c’est de relations sociales entre différents rangs sociaux. Ce qu’il en dit, c’est qu’elles sont affaire de vie et de mort. Il est le fruit de la réflexion des Balinais sur leur propre violence, absente de la vie quotidienne, mais qui hante d’une manière ou d’une autre l’esprit humain: sur ce dont elle a l’air, ses procédés, sa force et la fascination qu’elle exerce. A travers le combat de coqs, les Balinais nous raconte une histoire sur eux-mêmes. (Wayan Dewa)

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